Au-delà de la frontière – Calypso Korkikian

         Le Royaume, Le Soleil et la Mort rassemble trois romans aussi brefs que percutants jouant avec l’idée de la frontière. Yuri Herrera, étoile montante de la littérature mexicaine, oscille entre réalité et mythe merveilleux, tout en déroulant petit à petit une fine analyse psychologique et sociétale.

Yuri Herrera, Le Royaume, Le Soleil et la Mort – Trilogie de la frontière, 2016, traduit de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba, Gallimard, 288 p, 23€

         Conçue comme dangereuse et poreuse, la frontière conceptualisée par l’auteur mexicain Yuri reste avant tout magnétique. Son franchissement, plus symbolique que physique, conduit vers un monde nouveau tout en imposant une transition brutale. Le style, envoûtant et onirique, brouille fortement la distinction entre réalité et mythe, insérant anarchiquement dialogues énigmatiques relatant le parcours de trois individus dont la frontière constitue l’échappatoire. La sobriété de l’écriture et la progression elliptique dévoilent un travail sociologique sur la langue et la psychologie des voyageurs qui osent franchir le tumultueux Rio Grande. Les personnages se muent ainsi, malgré eux, en médiateurs confrontés à la violence chaotique d’un monde qui leur est imposée.

         Les Travaux du Royaume s’ouvre sur un palace perdu au milieu d’un désert, qui s’anime au rythme effréné de fastes banquets avec « de l’eau de vie, de la coke et des femmes ». L’opulence règne dans ce palais où la luxure séduit un aspirant chanteur repéré par le roi et le propulse dans les coulisses du pouvoir. A la fois pour se protéger et profiter, chacun semble figé, détournant les yeux d’une violence pourtant omniprésente. A travers un personnage naïf, aveuglé par son ascension sociale aussi fulgurante que la perte de ses illusions juvéniles, l’auteur dénonce ingénieusement l’impunité dont jouissent les narcotrafiquants. Dans ce premier roman, la frontière se franchit aussi facilement que la drogue se propage. Elle demeure à demie-ouverte, promettant un avenir meilleur à ceux qui osent quitter la «cour». Alors que le «roi» s’apprête à mener la guerre, le palais et sa perpétuelle euphorie se transforment en une prison oppressante. La frontière devient le symbole d’une ultime liberté : « Être ici, ce n’est qu’une histoire de temps et de malheur ». Dramatique, haletant et comme suspendu dans le temps, Les Travaux du Royaume entame la traversée de la frontière par le jeu troublant qui s’instaure entre réalité et imagination.

         Par touches d’éléments fantastiques, le périlleux franchissement du Rio Grande, lieu symbolique entre l’instant présent et l’au-delà, devient un moment de grâce. Pourtant, la progression du récit axée sur l’évolution du rapport à la mystique frontière se déleste à chaque opus d’un peu plus d’espoir pour toucher à une réalité brute, comme on touche à l’os. Alors que Les Travaux du Royaume offre la perspective d’un renouvellement, les deux romans suivants s’enfoncent dans une noirceur opaque qui semble sans issue. Signes qui précéderont la fin du monde trace le dangereux passage de la frontière vers l’inconnu. La progression haletante de l’héroïne à travers les paysages des montagnes désertes, du tempétueux Rio Grande jusqu’à une ville poussiéreuse des États-Unis, se révèle au fil de neuf courts chapitres. Comme dans la mythologie Aztèque, Quetzalcoatl entame sa descente en neuf étapes dans le monde des morts afin de restituer son humanité au monde mais sa quête héroïque se heurte au dieu de l’Enfer, Mictlantecuhtli, qui l’enferme à jamais dans le monde des morts. La traversée de la frontière se transforme alors en une expérience métaphysique au sein d’un monde mythologique où cohabitent les âmes errantes. La poésie doucereuse de ce second roman se dissipe dès les premières lignes de La Transmigration des Corps. Herrera immerge le lecteur dans une violente prophétie, n’épargnant aucune description des morts gisant dans les rues désertes et d’une violence brute. L’Émissaire se réveille dans une ville post-apocalyptique où les moustiques, mortels, se nourrissent des cadavres gisant au milieu des rues désertées. L’étau de la frontière se referme comme un piège sur les personnages. Peu à peu, le triptyque que l’on pouvait imaginer comme porteur d’espoir sombre graduellement dans un cauchemar terrifiant de réalité où l’humanité ne semble plus avoir sa place. Par la description effrayante d’une ville suspendue dans le temps, cet ultime opus plonge le lecteur dans les entrailles d’un pays déchiré par son héritage de la violence.

         Alors que l’on pourrait se figurer la frontière comme une libération absolue, la progression chaotique du recueil dévoile une réalité presque insupportable. La frontière ne se conçoit plus que comme une barrière physique qu’il suffit simplement d’enjamber, l’Artiste, la jeune femme et l’Émissaire intériorisant au fur et à mesure une dualité entre deux mondes. Malgré eux, ces intermédiaires entre les vivants et les morts, entre le Mexique et les États-Unis, entre le présent et le passé partagent leur désillusion, leur lassitude et leur rejet au sein de deux sociétés également toxiques. Devenus étrangers à leur terre natale et ne retrouvant pas leur place dans leur pays d’accueil, ils finissent par y perdre une part de leur identité. Pris au piège au Mexique et confrontés à l’amertume des Américains, le franchissement enferme autant qu’il libère  “Nous sommes responsables de cette destruction, nous qui ne parlons pas votre langue et ne savons pas nous taire. Nous qui sommes arrivés par la mer, nous salissons vos portails avec de la poussière, nous qui brisons votre barrières (…) Nous les sombres, les grassouillets, les sales, les tristes, les anémiés. Nous les barbares”. Tiraillés entre deux mondes, entre mythe et réalité, et projeté au sein d’un récit aussi elliptique que troublant, le lecteur assemble avec hâte les pièces manquantes du puzzle esquissé par Herrera. Entre subtile analyse psychologique et témoignage poignant de réalité, Trilogie de la Frontière invite à prendre part à un déconcertant voyage.

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